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Camille se leva et tendit l’oreille.
Il arrivait parfois aux deux molosses d’aboyer sans véritable raison, mais d’ordinaire cela ne durait pas. Ils reprenaient rapidement leur garde muette et vigilante.
Or, là, ils paraissaient surexcités et leurs aboiements ressemblaient à ceux qu’avait provoqués l’arrivée du marcheur, quelques jours plus tôt. Camille sentit son sang se glacer dans ses veines.
Le chuchoteur se mit à tourner en rond en couinant faiblement et, quand elle le prit, il se pelotonna dans sa main.
Lorsqu’elle s’approcha de la fenêtre, un silence brutal tomba sur le jardin. Elle ne percevait plus rien, pas même le bruit des pattes des chiens sur le gravier de l’allée. Au lieu de la rassurer, cela l’affola.
Elle percevait le danger comme un gaz mortel qui se serait infiltré dans la pièce par tous ses interstices. Elle se rappela l’avertissement de maître Duom : « Tu es éminemment reconnaissable dès que tu dessines », et la phrase d’Edwin lorsque les Ts’liches les avaient attaqués : « Tu as dû laisser traîner une part de ton esprit dans l’Imagination et ça les a attirés ! »
Il était trop tard pour s’en inquiéter. Si ce qu’elle craignait était vrai, elle était repérée. Et en danger !
Le chuchoteur remua dans sa main.
Quand, de crainte de l’écraser, elle desserra ses doigts, il courut le long de son bras et se faufila dans la poche de l’ample chemise qu’elle portait par-dessus son tee-shirt.
C’est à cet instant qu’elle vit le dessin naître. Elle ne comprit pas immédiatement et c’est ce qui faillit la perdre : le dessinateur se trouvait quelque part, derrière l’un des massifs de buis, elle le sentait, mais sa création prenait vie dans sa chambre.
Camille leva les yeux.
Une grille d’acier brillant, hérissée de pics acérés de vingt centimètres, la surplombait, terrifiante.
Le dessin était parfait.
La grille était réelle.
Camille agit alors qu’elle tombait droit sur elle. De grosses chaînes de fer, imaginées en un éclair, se tendirent dans un bruit infernal, rivant la herse au plafond, à mi-hauteur de sa course.
Elle entendit son père l’appeler d’une voix menaçante et, pour une fois, cela lui fit plaisir. Elle faillit ne pas percevoir l’arrivée dans la réalité d’une énorme cisaille, qui s’attaqua aux chaînes qu’elle venait de dessiner.
Le chuchoteur, dans sa poche, émit un cri strident.
Camille plongea vers la porte à l’instant où son père l’ouvrait. Elle le percuta et ils roulèrent tous deux dans le couloir, évitant la herse d’extrême justesse. Les pointes d’acier s’enfoncèrent profondément dans le plancher.
M. Duciel poussa un grognement sourd, mais déjà Camille se relevait. Elle bondit dans l’escalier, sautant directement du demi-palier au rez-de-chaussée. Elle ne pensait plus qu’à une chose, fuir le plus loin possible du mercenaire.
Sa mère, dans le hall, se précipitait vers le téléphone. Camille l’esquiva, dérapa sur le marbre de l’entrée, se rétablit in extremis et s’engouffra dans la cuisine. Elle entendit derrière elle Mme Duciel s’adresser à la police, et, à l’étage, son père appeler au secours.
Elle essaya de calmer les battements de son cœur, mais avant qu’elle n’y soit parvenue, un nouveau dessin naquit. En se traitant de tous les noms, elle se contraignit à l’immobilité. Quand la herse mortelle bascula dans la réalité au-dessus d’elle, elle était prête.
Elle tendit sa volonté et lorsque la grille la percuta, elle ne broncha pas.
L’acier était devenu caoutchouc. Elle avait réussi à s’approprier le dessin de son ennemi.
La herse rebondit et se coinça entre la table et les fourneaux.
Camille savait qu’elle n’avait gagné qu’un bref répit. Son esprit tournait à cent à l’heure. Au moment où la solution s’imposait à elle, il y eut un bruit dans le cellier.
La porte de service de la cuisine explosa et le mercenaire apparut.
Il était vêtu d’une combinaison sombre, un masque de tissu noir recouvrait son visage. Il tenait à la main une complexe arbalète de métal. Il leva le bras et une volée de dards porteurs de mort fusa vers elle.
Ils se plantèrent dans le mur, avec une série de claquements secs.
Camille avait disparu.
Le mercenaire se figea.
La fille était forte, rapide, mais elle ne savait pas masquer son don. La retrouver serait un jeu d’enfant. Elle devait se trouver tout près.
Il se concentra, arpentant l’Imagination à la recherche de cette trace si particulière que laissent les débutants.
Attirés par le pouvoir comme un insecte par une flamme, une partie de leur esprit reste engagée dans les Spires sans qu’ils en aient conscience et ils sont visibles à qui sait chercher. Sa proie ne tarderait pas à lui apparaître.
À sa grande surprise, il ne trouva rien qu’un frémissement qu’il écarta dédaigneusement. Le don d’Ewilan était bien plus fort que ça. Si fort que lui, un Mentaï, en était presque jaloux.
La porte donnant sur le hall s’ouvrit et un homme apparut. Certainement le père adoptif de la fille, songea le mercenaire.
Il leva son bras armé de l’arbalète. Le trait jaillit et M. Duciel fut projeté en arrière en poussant un hurlement.
Le Mentaï passa à côté de l’homme gémissant à terre, sans le regarder.
Il n’accorda pas non plus le moindre regard à la femme prostrée contre le meuble qui supportait le téléphone. Il traversa le hall et ouvrit la porte d’entrée.
Une dernière fois, il se plongea dans l’Imagination et ne trouva rien.
Il eut un rictus. La chasse promettait d’être exceptionnelle.
Doucement, il s’enfonça dans la nuit.